Lorsqu'on regarde une photographie, la première attitude, naïve et très immédiate, est de considérer l'image qu'on regarde comme le résultat d'un processus de reproduction de la réalité d'autant plus crédible qu'il est mécanique. La chose vue au travers d'un viseur s'imprimerait d'elle-même sur la pellicule. Le processus mécanique garantissant ensuite, et quasiment sans limites de duplication, la ressemblance avec le sujet. Ainsi, l'image photographique serait par nature, grâce au contexte mécanique et compte tenu des propriétés de l'optique et de la chimie, plus vraie, plus vraisemblable que celles de la peinture ou du dessin plus suspectes, elles, de traduire l'imaginaire de l'artiste. L'image photographique serait le double de l'objet, sa trace naturelle.
Cette conception de la photographie qui repose sur la notion d'analogie (c'est parce que la chose existe qu'elle peut être photographiée, la chose ne peut être photographiée que parce qu'elle existe) a articulé l'histoire de la pensée sur la photographie et peu de penseurs, au fond, ont échappé à cette fascination pour le pouvoir magique de la photographie de reproduire. De Walter Benjamin à Rosalind Krauss, d'André Bazin à Roland Barthes, la photographie ne peut se défaire de sa nature analogique, de sa fonction d'empreinte. Cependant, et Kendal T. Walton, Yves Michaud ou Jean-François Chevrier ont pu le montrer, la ressemblance, parce que c'est de cela qu'il s'agit depuis l'origine de la photographie, vaut surtout pour celui qui regarde la photographie et que tout ce qu'on peut affirmer à ce sujet c'est que quelque chose a effectivement laissé une trace; mais une trace de quoi?
La photographie ne rend aucun compte de la vérité de l'objet photographié mais seulement de sa valeur. "Une photographie, comme l'écrit Yves Michaud reprenant les nuances dans les propos de Walter Benjamin, n'est pas une vraie image, c'est une trace du disparu."
Pour évaluer une telle position, il faut sans doute déporter le propos. Une photographie n'est pas le seul produit d'un enregistrement dans l'absolu. Elle est surtout le résultat d'une élaboration: à chaque instant d'un processus complexe de production (point de vue, prises de vue, tirages, etc.) s'entremêlent les interventions et surtout les intentions du photographe et le caractère de puissante neutralité et de mise à distance de l'image photographique qui ramène au visible des choses qui ne l'auraient pas été. La rupture dans l'écoulement du temps renforce encore cet état. Il n'y a pas de continuité avec les événements ou avec la vie dans une photographie, il n'y a dans une photographie que l'effrayante froideur de la photographie elle-même.
En fait, les conceptions et les certitudes de type analogique ne résistent pas à l'étude des causes qui conduisent le photographe à réaliser une image. Les possibilités de choix et de manipulation du système de production sont si nombreuses que même les photographes qui ont fortement revendiqué une position radicale d'objectivité se sont interrogés sur ces capacités d'intervention.
Dans l'entre-deux-guerres notamment, Moholy-Nagy, Paul Strand ou Edward Weston en ont donné par leurs textes de magnifiques exemples.
Au fond, ce que nous voyons dans une photographie ce n'est que l'apparence des objets ou de la réalité, que ce à quoi ressemble cette réalité lorsqu'elle est photographiée. Une image photographique ne serait que la synthèse complexe de ce à quoi ressemble une chose lorsqu'elle est photographiée (de notre façon de regarder cette image) et de la photographie elle-même.
Ce qui est alors en jeu n'est plus la réalité mais les valeurs esthétiques, et cette polarité rapproche et confond la photographie et l'art contemporain en général. Dans les deux cas, l'interrogation sur le médium, la recherche de l'innovation et la conscience d'un réel qui ne cesse de filer entre les doigts fondent la pratique artistique.
Les photographies d'Alain Ceccaroli, loin d'échapper à cette grille de lecture, s'y inscrivent avec une grande évidence. Je me souviens de ses images sur le paysage en France qu'il a réalisées dans le cadre de la Mission photographique de la DATAR, ou encore de ses images de montagnes lorsqu'il avait obtenu du musée de l'Elysée de Lausanne de pouvoir travailler sur ce thème. Comme dans ces splendides séries de photographies de paysages, les photographies des sites méditerranéens qu'il présente aujourd'hui ne sont ni militantes ni scientifiques (tous ces sites sont très connus), elles ne répondent à aucun hypothétique désir de traduire ou de montrer la beauté des sites (que nous connaissons et aimons déjà). Par ailleurs, photographier des sites méditerranéens relève a priori d'une évidente tautologie (il n'est pas de sites aussi photographiés que les sites méditerranéens). Ceccaroli se livre ici à un puissant exercice qui renvoie l'auteur à lui-même, à sa propre interrogation sur le médium, à sa propre métaphysique de la disparition où le paysage de la ruine intervient comme une récurrence poétique ne s'adressant qu'à lui-même. Ces images merveilleusement composées, d'Egypte, de Grèce, d'Italie, de Jordanie, de Libye se constituent comme autant de fils fragiles qui retiennent encore la chose vue avant son évanouissement.
A Nauplie, en Grèce, il a réalisé l'image d'un escalier qui descend vers une mer dans laquelle se reflète violemment l'incandescence de la lumière de l'été. Tout se confond, pierres, vagues, arbres, lumière. L'image ne montre rien d'autre qu'une superposition de plans et la construction d'un espace dans lequel tout déjà bascule. Rien n'éclaire le réel (peu importent la Grèce, le site, la Méditerranée) : face à ce qui se dérobe, Ceccaroli fait image et nous laisse seuls face au mystère. De même à Pietrasanta, au nord de Pise, le voilà engagé dans une spéculation visuelle autour de statues de marbre. L'image d'un corps de femme au premier plan mêle à la fois le désir et le regret de l'antique au travers du mystère matériologique. Mais que dire de la complexe réalité de cette étonnante petite ville qui jouxte Carrare, de l'extraction sidérante du marbre au sommet des montagnes avoisinantes, des caravanes de camions effrayants qui dans un vacarme assourdissant ramènent dans la plaine les cubes gigantesques de plusieurs dizaines de tonnes. Michel-Ange possédait, dit-on, une carrière sur les sommets de Pietrasanta et de ce marbre aurait été sculpté David. La réalité industrielle, le poids de l'histoire, le souvenir de l'inhumanité du métier de carrier se mêlent à la beauté sidérante d'un site dont Ceccaroli ne dit rien; pas davantage ne nous parle-t-il de ces sculpteurs de souvenirs qui singent la Renaissance sur la place de Pietrasanta réalisant pour qui le souhaite des David de pacotille. C'est une réalité d'objets que photographie Ceccaroli mais en déportant à ce point son propos il écrase, comprime et chasse le réel pour ne laisser voir que le spectacle d'un corps impossible, que le regret du désir. Plus que jamais le voilà avec un sujet improbable face à lui-même.
Bernard Millet 2001