Les paysages, il faut les tenir à l’œil. Surtout lorsqu’ils ont l’air d’être immobiles. Il n’est pire eau que l’eau qui dort.
Prenez par exemple le Mont Ventoux. Il a l’air là, et bien là, avec son inimitable silhouette et son chapeau blanc. Or ce chapeau blanc est fait de calcaire, celui déposé au fond des océans primitifs après que les premières formes de vie soient développées il y a trois mille millions d’années. Il a donc fallu que les mouvements des plaques terrestres fassent grimper le fond des océans à près de 2 000 mètres. Ça s’est passé il y a une cinquantaine de millions d’années, et en une trentaine de millions d’années. Donc si imperceptiblement, au rythme de quelques millimètres par an, que nous n’en aurions pas eu conscience, même si nous avions été là pour le voir. Ce qui n’était pas le cas. À l’époque, il semble qu’il y avait déjà dans le coin des forêts, des herbages, et des mammifères, puisque les dinosaures leur avaient libéré le terrain cent millions d’années avant. Mais pas encore d’hommes, même primitifs.
Le paysage du Ventoux n’était pas celui que nous connaissons. La silhouette, inimitable comme je le disais, qui est la sienne aujourd’hui, il la doit aux vigoureux rabotages des glaciers qui le couvraient au cours des grandes glaciations de Riss et de Würm. On était alors à l’âge de la pierre taillée, il y a une vingtaine de milliers d’années. Peut-être quelques uns de nos arrières grands-parents habitaient-ils, quand il faisait un peu moins froid, les baumes les mieux orientées, se nourrissant de mammouth laineux, et attendant que ça fonde.
Le rabotage d’une montagne, cela demande de la patience. Les glaciers n’avancent pas vite. Pour les premiers habitants du Comtat, qui ne s’appelait pas encore comme cela, le paysage devait sembler parfaitement immobile, alors qu’il se construisait au prix de grands bouleversements. Simplement, le temps ne s’écoule pas au même rythme pour le paysage et pour la perception que nous en avons.
Le paysage du Mont Ventoux continue de bouger. D’abord, les phénomènes géologiques qui l’ont constitué se poursuivent, au même rythme imperceptible, sous des noms scientifiques étranges: dérive des continents, tectonique des plaques, surrection, orogénèse, gélivité, érosion... Et, ce qui est nouveau, les activités humaines s’en mêlent, depuis quelques milliers d’années. Petitement au début : ce furent les premiers défrichements, à la main, les premiers incendies créant des parcours pour les troupeaux. Puis elles ont eu de plus en plus d’effet, jusqu’à prendre le pas sur tout. Pouvons-nous imaginer le Ventoux sans presque un seul arbre, tant les troupeaux l’avaient rongé jusqu’à l’os du rocher ? C’est pourtant ainsi qu’il était encore, il y a cent cinquante ans, avant que l’administration forestière n’engage avec détermination son reboisement, puis que les routes et les chemins de randonnée ne remplacent les drailles sillonnant le massif.
Aujourd’hui, en Provence, plus qu’en d’autres régions de notre pays, le paysage est partout marqué par l’histoire de ce que nous en avons fait. Et par ce que nous sommes encore en train d’en faire : il évolue, il se transforme sous notre emprise, plus vite sans doute que jamais auparavant. Et pourtant ce changement est encore si progressif, si peu délibéré, que nous avons du mal à en prendre conscience, plus encore à le comprendre. Quant à le prévoir, à l’organiser, nous en sommes loin. Quand nous le constatons, trop tard, il s’impose sans appel.
C’est ce que nous décelons sur les images que nous propose Alain Ceccaroli. Quelles nouvelles nous donne son « journal d’un paysage » ?
À l’arrière-plan, dans les vues ouvertes et larges s’imposent encore parfois, tranquillement, des vignes peignées avec soin, des oliviers bien rangés, qui parlent d’entretien, de présence attentive. D’usage et raison. Mais la forêt, qui ombre harmonieusement le fond du tableau, n’est-elle pas souvent la conséquence de l’abandon ? Y retrouvons-nous les traces des champs, des vergers cultivés, il y a quelques dizaines d’années encore, jusqu’aux terrasses les plus acrobatiques des plateaux et des collines de tout le Comtat ? L'envahissement des ronces, la croissance des chênes effondrant les restanques, les avons-nous vus venir ?
Quant aux villes, aux villages, ils ressemblent à première vue à ce qu’ils étaient il y a cinquante ans. Du moins dans leur cœur, où les vieux murs, les rues courbes, les places ombrées n’ont guère changé. Mais en y regardant de plus près, on décèle des nuances, on a des surprises. D’abord, il y a l’effet des attentions de la commune, accompagnées sans doute par les conseils et l’appui de tous, communauté, département, région. État peut-être. Europe pourquoi pas ? Ces attentions se manifestent par exemple dans la qualité d’une calade, d’un muret, du rejointoiement des beaux restes de murailles. Elles accompagnent, elles exaltent le soin que chacun, enfin, presque chacun, prend de sa maison. On y voit l’effet de la passion tempérée par les règles d’urbanisme. On se réjouit qu’ait été ainsi sauvegardés l’âme, l’ambiance, l’esprit des lieux. Même si, parfois, il arrive que le mieux soit un peu l’ennemi du bien : il en va ainsi de tel portail fastueux, de quelques jarres emphatiques, de l’appareil trop apprêté d’un crépi ou d’une clôture. Mais ces excès sont rares ici, et on est loin des théâtralités de certaines communes vouées exclusivement au tourisme.
Peut-être s’étonnera-t-on que tout soit si bien rangé. C’est qu’on travaille moins chez soi, et qu’on ne voit plus guère en devanture les entassements de barriques chez le vigneron, de planches chez le menuisier. Les ont remplacés les accessoires de l’urbanité hygiénique et policée, boîtes à ordures cossues, multicolores si le tri l’oblige.
Il était de bon ton, il y a quelques années, de dire pis que pendre de l’agression des fils électriques, aujourd’hui devenus invisibles. Tandis qu’on leur faisait la guerre, une autre invasion s’installait, que nous ne décelions pas. Partout ou presque, le paysage de l’automobile s’impose sournoisement. Panneaux signalétiques, bandes blanches, places de parking et ronds-points sont tellement intégrés désormais à notre subconscient que nous ne les voyons qu’à peine en situation, et que leur omniprésence ne devient évidente qu’en la constatant sur les photographies.
Quelques images seulement sont consacrées à cette maladie honteuse du paysage français que sont en général les entrées de villes, ces territoires trop imprécis pour être urbains, trop dégradés pour être naturels, trop disparates pour être lisibles. C’est le choix de l’artiste, qui sans doute n’a pas voulu se complaire dans le misérabilisme ou l’anecdote. Il aurait pu nous amuser à bon compte avec quelques enfilades de publicités ou quelques échouages de hangars improbables. Il y a renoncé. N’en profitons pas pour croire que la question ne se pose pas. Un seul objet incongru, et le paysage trébuche, de même que le visage parfois se réduit au bouton de fièvre.
Comment se fait-il que nous découvrions tant de choses dans les images, admirables formellement, mais en apparence sans surprise quant à ce qu’elles représentent, du
« journal d’un paysage » d’Alain Ceccaroli ?
C’est qu’en général, nous ne jetons sur le paysage, surtout lorsqu’il nous est familier, qu’un regard distrait. Celui qui énerve nos proches : « Tu n’as même pas remarqué que j’ai rasé ma moustache. Ou que j’ai une nouvelle robe, ou... ». C’est que nos proches aussi, que nous voyons tous les jours, nous ne les voyons pas changer. Et pourtant, ils grandissent, ou ils vieillissent, ils s’attristent ou s’ensoleillent. Ce n’est que lorsque nous retrouvons une vieille photo de ce qu’ils ont été, un instantané comme on dit, que nous pouvons comparer à ce que nous voyons un souvenir précis, et prendre conscience des effets du temps qui passe.
Paradoxalement, il est plus facile de constater des changements dans les paysages lorsque nous les connaissons moins bien, ou lorsque nous ne les fréquentons, les redécouvrant, qu’après les avoir, littéralement, perdus de vue.
Nous avons besoin d’étapes, c’est-à-dire d’instantanés successifs, pour comprendre comment grandissent les enfants, comment nous vieillissons. Il nous les faut aussi pour constater ce que le temps est en train de faire du paysage, et surtout de celui que nous voyons tous les jours. L'idéal serait qu’on demande à un artiste de faire année après année le portrait de chaque paysage, comme on le ferait d’un autre être vivant, qui nous serait cher. Un portrait rendant compte du sujet à l’instant dans le temps qui court, et aussi de tous les signes laissés sur lui par le temps vécu, et peut-être aussi des attentes, des espoirs, des craintes pour le temps à venir. Un portrait exprimant un échange profond entre le photographe et son modèle, chacun jouant à choisir le ton de l’échange, comme dans la danse, indifférence feinte ou empathie provisoire, respect ou contrainte, distance ou proximité. Faire le portrait instantané d’un vivant, idée neuve quand le paysage est le plus souvent, dans l’histoire de la photographie, sujet d’artialisation, objet théâtralisé, montré comme un état, un arrangement des choses. Comme une nature morte, étrange oxymore pour qui sait que la nature est au contraire, dans son acception moderne de diversité biologique, et comme l’écrit Robert Barbault, « le tissu vivant de la planète ».
Et justement, ce qui est montré ici, ce qu’a su faire Alain Ceccaroli, ce sont bien des portraits vivants des paysages du Ventoux, des Aiguilles, du Plateau, des paysages de nature, de campagne, de villes et de villages. Tels qu’ils sont vus par cet autre qu’est l’artiste, et c’est une occasion de les regarder vraiment. De les redécouvrir, et nous serons surpris peut-être de ne pas tout à fait les reconnaître. De constater ce qu’ils sont devenus, sans que nous nous en soyons rendus compte, et nous aurons envie d’aller chercher des vieilles images, pour comprendre comment on en est arrivé là. D’imaginer ce que nous voudrions qu’ils demeurent, ou qu’ils deviennent, et peut-être, dans quelques années, souhaiterons-nous en faire à nouveau le portrait, pour les comparer à nos rêves, à nos projets. Car nos paysages sont entre nos mains.
François Letourneux 2010