La guerre ou l'embarras de l'émotion
Ce sont mes séjours en Bosnie qui m'ont fait prendre conscience de ce changement de perception des lieux : de leur état d'extraordinaire à celui d'ordinaire. Devant ces façades d'immeubles criblés de traces de combats, dans ces rues entières réduites à l'état de ruines, le choc est tel que je n'ai pu, dans un premier temps, les photographier.
J'ai traversé des régions entières dévastées par les armées et j'ai été "distrait" de mon projet. J'avais toujours pris soins au cours de mes recherches photographiques d'éviter tous les lieux de conflit sachant que je n'aurais pas le recul nécessaire pour œuvrer dans la sérénité. J'ai dû m'habituer à la tragédie comme les habitants s'y sont habitués. Le temps transforme le regard, l'accoutumance gomme la démesure.
C'est au nom de la neutralité que ce travail est uniquement nocturne. La photographie de nuit induit une observation intense et prolongée du monde, elle décèle des choses imperceptibles le jour et à l'œil nu, révélant l'énergie et le caractère profond du lieu représenté. Elle gomme l’anecdote, les informations inutiles, en révèle d'autres, plus secrètes, plus essentielles. Elle ne dissimule pas le tragique des lieux mais, par l’étrangeté qu’elle y introduit, le tient à distance et le rend, non pas acceptable, mais « traitable ».
Alain Ceccaroli 2002
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