La photographie de nuit est un territoire à la fois mystérieux et exigeant, où la lumière et le temps se comportent différemment, transformant le paysage en une scène énigmatique. L’idée de capturer ce monde à l’écart du jour, lorsque les ombres deviennent le sujet et la lumière un élément presque intrusif, m’a semblé non seulement nécessaire mais incontournable dans ma pratique photographique. Cette révélation est survenue au cours de la Mission Photographique de la DATAR, un moment décisif qui a marqué un tournant dans mon parcours artistique. C’est au cours de cette mission, alors que je cherchais à répondre aux attentes d’un projet ambitieux, que l’importance de la photographie nocturne s’est imposée à moi. Cette quête, déjà en germe, allait devenir une ligne directrice de mon travail.
L’une des premières étapes de cette exploration nocturne s’est déroulée à l’été 1985, lors d’un séjour dans les montagnes du centre de la France. À cette époque, j’étais inspiré par Richard Misrach et sa série Night Desert, où il capturait les cactus dans le désert californien sous la lumière nocturne. Ce travail, d’une grande subtilité, m’a ouvert les yeux sur le potentiel évocateur de la photographie nocturne : un monde qui existe mais échappe à notre perception diurne, que la nuit permet de révéler sous un jour nouveau, ou plutôt sous une lumière nouvelle. C’est cette tension entre la visibilité et l’invisible que je souhaitais explorer. Lors de cette mission photographique en France, j’ai tenté une approche directe en utilisant les phares de ma voiture comme unique source d’éclairage. Je me suis positionné entre eux, face à la route, espérant que cette lumière crue et frontale apporterait une certaine dynamique à mes images.
Cependant, cette méthode s’est rapidement avérée limitée. La lumière artificielle des phares, trop brute et directive, créait des contrastes violents, difficilement gérables au moment du tirage. L’éclairage manquait de subtilité, écrasait les ombres et réduisait la profondeur de l’image. Après quelques tentatives infructueuses, j’ai compris que cette approche ne me permettait pas de capter l’essence même de la nuit, son atmosphère mystérieuse et ses nuances subtiles. C’est ainsi que j’ai décidé de repenser entièrement ma manière d’aborder la photographie nocturne.
À la suite de cette tentative , j’ai entrepris un travail plus réfléchi, où la lumière naturelle de la nuit – souvent simplement celle de la lune, parfois celle d’un éclairage urbain ou d’une source lointaine – devenait un élément essentiel de la composition. Au fil des années, la photographie de nuit est devenue une composante majeure de mes projets. J’ai poursuivi cette exploration dans des villes et des lieux marqués par l’histoire, souvent des endroits où la nuit semblait amplifier la charge symbolique et émotionnelle du lieu : Rochefort, Athènes, Thessalonique, La Canée, Mostar, Sarajevo, Vukovar, Alep. À chaque fois, la nuit m’offrait un cadre d’observation unique, me permettant de saisir ces villes dans leur dimension la plus intime et la plus secrète, loin de l’agitation du jour.
Ce long travail a trouvé un écho particulier lors de ma collaboration avec le Musée d’Art Moderne André Malraux du Havre, qui m’a invité à clore cette série par une exploration nocturne de la ville. Ce fut une conclusion naturelle à cette quête, comme une manière de boucler la boucle. Le musée a d’ailleurs acquis vingt de mes photographies, témoignant ainsi de la reconnaissance de ce travail dans le paysage artistique contemporain.
Photographier la nuit n’est pas seulement une question de technique ou d’esthétique. C’est aussi une réflexion sur la nature même de la perception et de la représentation. Brassaï, dès les années 1930, avait déjà exploré cette voie avec une maîtrise admirable. À sa suite, j’ai cherché non pas à imiter, mais à trouver ma propre voix, à travers un dialogue entre objectivité et interprétation créative. Le passage de Bernard Latarget dans la préface de mon catalogue Parc National de Guadeloupe (1989) résume parfaitement cette démarche : il s’agit moins de reproduire fidèlement la réalité que de la transposer, de lui conférer une dimension symbolique, où la description devient un vecteur de sensations.
Ce travail sur la nuit m’a offert une liberté nouvelle. Quand le jour se retire, la ville se dévoile autrement. Les rues désertées, les lumières dispersées créent une scène propice à l’introspection. C’est dans ces moments que je me sens pleinement maître de l’espace, libre d’explorer, de cadrer selon mes envies, sans être contraint par les distractions du quotidien. La nuit permet d’effacer l’anecdotique, de purifier l’image de tout élément superflu, pour n’en conserver que l’essence. Cette approche m’a permis de révéler ce que le jour dissimule : les forces souterraines, les énergies latentes, l’âme des lieux.
Dans mes photographies nocturnes, le tragique n’est jamais loin, mais il n’est pas frontal. L’étrangeté inhérente à la nuit, avec ses ombres profondes et ses lumières discrètes, permet de le maintenir à distance. Il ne s’agit pas d’ignorer le drame mais de le rendre plus accessible, plus traitable. La photographie de nuit n’adoucit pas le réel, elle le met à nu, tout en laissant suffisamment de place pour la réflexion, pour une appréhension plus sereine des lieux chargés d’histoire et d’émotion.