La ville la nuit
Penser à photographier la nuit m'est apparue nécessaire au cours de la Mission Photographique de la DATAR. Mission arrivée au début de ma carrière, décisive pour la suite. J'ai voulu aller au bout de mes recherches, fouiller le cadrage, le tordre et surtout étirer le temps en continuant à travailler la nuit dans le souci de ne pas manquer une prise de vue essentielle.
À l’été 1985, sur les routes de montagne du centre de la France, impressionné par le travail nocturne de Richard Misrach "Night Desert" sur les cactées, je me suis placé entre les phares du véhicule pour photographier la route et ses abords. Cet éclairage sommaire m'a été difficile à maitriser au tirage. Je l'ai rapidement abandonné.
En réponse à cette frustration je me suis dirigé vers un travail de nuit raisonné; la plupart de mes travaux comportent un volet nocturne: Rochefort, Athènes, Thessalonique, La Canée, Mostar, Sarajevo, Vukovar, Alep. Je termine ce travail dans la ville du Havre à la demande du Musée d'Art Moderne André Malraux qui a enrichi ses collections par l'achat de 20 de ces photographies.
La photographie de nuit est un langage survenu tôt dans son histoire. Brassaï dans les années 30 en a magnifié la technique. En ce qui me concerne, j'ai tenté de trouver un mode personnel en associant objectivité et créativité:
" ...Ni l'efficacité descriptive, ni la pure réussite plastique. Il est la découverte de l'équilibre entre la nécessité de ressaisir la réalité et celle de sa transposition en symboles. La part de description, inhérente à l'enregistrement photographique, n'est nullement négligée; elle n'est plus une fin. Elle est le moyen de transcription d'une sensation, non de reproduction d'un fait. " (Bernard Latarget, préface de mon catalogue le "Parc National de Guadeloupe", 1989.)
Je suis sujet à une angoisse latente lors de mes déambulations à des heures où la ville se repose. Je surveille d'un œil l'approche du passant attardé, l'équipage de police en patrouille ou les inquiétants services de sécurité d'Alep. Malgré cela, la nuit, la ville m'appartient, je me sens libre d’y circuler, de cadrer à ma guise. La parcourir à ces heures me permet d'éliminer tout ce qui risquerait d'introduire une dimension anecdotique et de changer le lieu considéré en décor. Il me semble que la photographie nocturne induit une observation intense et prolongée du monde, qu'elle décèle des réalités imperceptibles à l'œil le jour. Elle révèle l'énergie et le caractère profond du lieu représenté. Elle gomme l’anecdote, l'information inutile, en atteste d'autres, plus secrètes, plus essentielles. Elle ne dissimule pas le tragique des lieux mais, par l’étrangeté qu’elle y introduit, le tient à distance. Elle rend ce tragique non pas acceptable mais plus traitable.